C'est l'histoire de Romain et de son petit bonhomme de papier. C'est l'histoire de Sidonie qui retrouve Antoine au Japon. C'est l'histoire de Virginia et de ses disparus en mer. Des histoires hantées par d'autres, souvent des parents, grands-parents, amis de la famille, ou défunts inconnus des descendants. Des histoires tantôt secrètes, tantôt douloureuses ; des événements terribles ou qui se répètent, inlassablement, comme des destinées impossibles à arrêter, à interrompre. Ces fantômes qui nous habitent, que nous fuyons par peur, quand bien même ils nous sourient, qui nous inquiètent du simple fait de leur présence, de leur apparition dans nos existences de vivants.
1.Quand les fantômes apparaissent
Romain fabrique quelque chose avec ses mains pendant qu'il parle. Pendant qu'il raconte une histoire, celle de sa mère et de sa belle-mère, et de lui, perdu entre les deux. Nonchalamment, sans en être conscient, Romain crée avec un mouchoir en papier une chose qui, dans ses doigts, revient. Une forme se dessine, une sorte de bonhomme, neutre, sans expression, aux proportions inégales. "Qui est-ce ?" lui demandais-je. "Je ne sais pas. Un fantôme", me répondit-il. "Ou plutôt des fantômes", corrigea-t-il. "Depuis quand sont-ils là ? ", lui proposais-je. "Depuis longtemps, avant même ma naissance."
Les séances de psychanalyse ou de psychothérapie convoquent souvent, inconsciemment, des fantômes, des esprits, de ceux qui sont morts, de ceux qui ont disparu, de ceux qui sont partis, qui ont quitté nos existences. Nous ne sommes jamais seuls, jamais deux au cours de la séance. D'autres inconscients nous rejoignent, appelés par les sujets qui en parlent, qui y pensent. Des présences impalpables qui s'invitent parfois d'elles-mêmes dans ce qui se dit. Car le propre du fantôme, c'est de "disparaître aussitôt dans l'apparition." (Jacques Derrida, Spectres de Marx) Le spectre "devient plutôt quelque "chose" qu’il reste difficile de nommer : ni âme ni corps, et l’une et l’autre. » Autrement dit, « on ne sait pas ce que c’est", cette chose, comme la Chose dans La Famille Adams montre sans nommer. Cette main abîmée, meurtrie, qui se déplace aussi vite qu'elle parle, dans une urgence de ce qu'il reste. Cette Chose est insaisissable, comme le corps transparent du fantôme qui insiste à un endroit où il n’existe plus, et hante les vivants de ses regrets, de sa culpabilité ou d’une vérité cachée. "Cette Chose nous regarde cependant et nous voit ne pas la voir même quand elle est là."
Le fantôme apparaît, se montre, se rend visible et n'est déjà plus là. A la fois visible-invisible, comme Antoine dans le film Sidonie au Japon, réalisé par Elise Girard (2023). Antoine est le mari défunt de Sidonie, mort dans un accident de voiture, alors qu'elle en est sortie indemne. Tout comme elle est sortie "intacte" d'un autre accident de voiture qui emporta son père, sa mère et son frère alors qu'elle avait 17 ans. La voilà enfermée dans son chagrin, errant parmi les vivants, survivant comme elle peut, comme si sa vie était de trop. Au cours d'un voyage au Japon, à Osaka, pour la réédition de son premier roman, L'Ombre portée - le titre veut tout dire -, Sidonie voit Antoine, spectre lumineux, qui lui apparaît après avoir laissé quelques traces de son passage les jours précédents : une fenêtre d'hôtel ouverte, des cartes de jeux par terre, les restes d'un plateau-repas éparpillés au sol. La première réaction de Sidonie est de fuir parce qu'elle a peur, elle ne comprend pas ce que c'est, cette chose, quand bien même elle reconnaît Antoine. Elle fuit à deux reprises, et s'en ouvre à son éditeur japonais, Kenzo Mizoguchi, qui n'est aucunement surpris : "Au Japon, les fantômes vivent partout autour de nous", lui explique-t-il. "S'il est là, c'est que vous avez encore des choses à vous dire."
2.Quand les fantômes nous parlent
"Je suis arrivé petit à petit, je ne voulais pas te faire peur", dit Antoine en s'adressant à Sidonie lorsqu'il "prend la parole" pour la première fois. "Depuis que je suis arrivée, je te vois partout", lui répond-elle. "J'ai toujours été là mais tu ne me voyais pas", lui avoue-t-il. Comment les fantômes, qui par définition apparaissent pour disparaître aussitôt, peuvent-ils nous parler ? Qu'est-ce que cela veut dire ? Et comment est-ce possible ?
Les psychanalystes hongrois Nicolas Abraham et Maria Torok, dans L'Ecorce et le Noyau, définissent le fantôme, ou plutôt "l'effet fantôme", comme la manifestation de l’inconscient d’un autre. "Le fantôme résulte des effets sur l’inconscient d’un sujet, de la crypte d’un autre, c’est-à-dire du secret inavouable, par exemple d’un parent, voire de la famille ancêtre. Les effets fantômes sont une revenance d’un drame qui peut avoir eu lieu dans les générations ascendantes. » Autrement dit, c’est « une revenance ou une hantise » qui se manifeste à travers « la présence d’un « bizarre corps étranger » (Abraham, 1978) qui n’appartient pas en propre au sujet, mais qui s’exprime aussi dans des symptômes ou effets fantômes. »
Les spectres peuvent être considérés comme des manifestations de l'inconscient, qu'il soit individuel, familial, transgénérationnel, culturel, politique ou encore économique. Elles prennent plusieurs formes : lapsus, jeux d'esprit, corps étrangers, mots ou expressions de langage, visages de défunts reconnus sur des inconnus croisés dans la rue, sensation de déjà-vu, catastrophes ou drames qui se répètent de générations en générations, maladies psychiques ou corporelles. Quand les fantômes parlent, reviennent, nous habitent dans des lieux, des actes, des paroles, des faits répétés, des drames où ils ne sont plus, c'est qu'il y a quelque chose à entendre, à questionner. "Les vivants ont beau vouloir hiérarchiser les morts et les placer comme ils l’entendent, tous ne sont pas dociles – certains sont des rebelles discrets – refusent d’être oubliés et reviennent sous l’aspect de fantômes. Le revenant refuse la mort injuste qui l’a frappée et il hante les vivants, parfois étrangers à son sort." (La voix des fantômes - Quand débordent les morts, Guy Delaplace) "Je ne suis pas revenu", dit le fantôme d'Antoine à Sidonie, "je ne suis jamais parti. Je ne peux pas, (...) probablement parce que c'est difficile de te laisser dans ce chagrin sans fin."
3.Vivre avec les fantômes
"Nous avons tous une relation plus ou moins directe avec les disparus. Certains les voient, d'autres les sentent. Le monde visible et invisible coexiste. (...) Les fantômes nous aident à vivre", dit Kenzo Mizoguchi à Sidonie, déboussolée par la présence du fantôme d'Antoine, ne sachant quoi à en faire. "Il y a des spectres qui peuvent nous porter, des fantômes avec lesquels nous sommes familiers, des présences qu'il faut continuer, des vies qu'il faut poursuivre." Ainsi, Jacques Derrida nous invite à "apprendre à vivre avec les fantômes", tout comme un autre philosophe, Paul Ricoeur, pour qui ces spectres sont"les ressources du passé", des "êtres qui nous hantent pour nous soutenir."
"Je vivrais longtemps comme ça, avec eux, parmi les fantômes. Tellement longtemps et tellement fort que je suis peut-être devenue moi-même fantôme. Un pied dans le monde des vivants, un pied dans le monde des morts." (Virginia Tangvald, Les enfants du large)
Virginia Tangvald a perdu son père, le navigateur en solitaire d'origine norvégienne Peter Tangvald, sa soeur Carmen, son frère Thomas en mer. Dans sa famille, tous les enfants sont nés en mer, apatrides, elle y compris. Et presque tous ont perri en mer. Comme les sept femmes de Peter, mortes en mer dans des circonstances mystérieuses. Virginia est la seule rescapée d'un destin qui a décimé sa famille, toute comme sa mère qui a fui Peter au Canada, alors qu'elle avait deux ans. La seule qui a réussi à s'extraire de répétitions tragiques, la seule qui a parvenu à s'ancrer quelque part, sur la terre ferme. Virginia vit entourée de fantômes pendant des années, à commencer peut-être par le fantôme d'un pays, la Norvège, soumis à l'excommunication paternelle, comme si ces vies à la fois nées, vécues et perdues en mer étaient le signe d'une fuite en avant, d'une errance apatride filant sur les océans, tournant en rond dans le vide de l'immensité maritime.
C'est la mort de son frère, elle aussi en mer, comme celle de son père Peter et des autres membres de sa famille, dans des conditions inexpliquées, qui déclenche quelque chose en elle : qu'est-ce que c'est que ces morts qui se rejouent en mer ? Ces corps disparus dans les océans, ces vies à jamais perdues sans explication claire ? Elle part en quête de réponses, et l'écriture lui permet d'accepter de vivre avec ses fantômes, de les écouter, de les suivre en remontant leurs pistes, en quête de sa propre histoire. C'est ce récit qu'elle raconte, mais c'est aussi son histoire qu'elle ré-écrit, sa vie qu'elle s'autorise à choisir, en se dégageant de ce qui ne la concerne pas.
Car comme le rappelle Jacques Derrida, "On n’hérite jamais sans s’expliquer avec du spectre et, dès lors, avec plus d’un spectre." "L’héritage n’est jamais donné, c’est toujours une tâche », autrement dit : « pas d’héritage sans appel à la responsabilité. Un héritage est toujours la réaffirmation d’une dette mais une réaffirmation critique, sélective et filtrante." Hériter, ce n'est pas tout prendre et subir, dans une posture passive chez celle ou celui qui le reçoit, chargé ainsi d’histoires, d’objets et de secrets qui ne le concernent pas. Au contraire, l’héritage comme le dit Jacques Derrida, est une tâche, c’est-à-dire un travail, un processus, une réflexion, un engagement, une ré-écriture au temps présent vers un à-venir apprivoisé.
"C'est votre volonté de le voir", dit Kenzo Mizoguchi à Sidonie qui laisse partir le fantôme d'Antoine au moment où, dans ce pays inconnu pour elle qu'est le Japon, qu'elle visite pour la première fois de son existence, elle s'autorise enfin à re-vivre dans les bras de Kenzo. "Ici, je reconnais tout", lui avoue Sidonie lors d'un déjeuner dans un restaurant traditionnel. "Les ascenseurs, les lumières, les routes. Et pourtant, rien ne fonctionne comme en Europe. Tout est étrange. (...) Je me sens modifiée." Ecouter les fantômes, voir les spectres, vivre avec eux, ce n'est pas s'enfermer dans une morbidité, rester coincé dans un entre-deux, parler aux morts la nuit dans les cimetières. C'est entendre ce qu'ils disent dans ce que nous vivons, dans nos épreuves, dans ce que nous répétons et qui nous causent souffrance et culpabilité, et aller voir ce que cela dit, ce qui se passe à cet endroit-là. Accepter ce qu'il reste des morts et des disparus, vivants ou non d'ailleurs, pour ré-écrire l'histoire, à commencer par la sienne.
Ces fantômes qui nous hantent
Diane Baudry, Psychanalyse, Psychothérapie & Hypnothérapie à Paris
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